L‘aisance et l’inconscience de la nature
Marcel Paquet, philosophe
« …Et de grands livres faits de la pensée du vent, y en a-t-il ? Nous en ferions notre pâture. » Saint-John Perse
La peinture de Monique Orsini frappe par son aspect profondément naturel; elle a, pourrait-on dire, l’aisance et l’inconscience de la nature : elle ne reproduit ni ne représente, mais participe pleinement d’un processus que l’on pourrait qualifier de naturant. Elle s’installe au cœur de la nature en laissant agir la part de son être qui échappe à la conscience, la part de son corps qui, au-dedans d’elle-même, est du dehors, de la vie en général, respirant d’une respiration anonyme, rigoureusement inpersonnelle. « Je suis personne », clamait le rusé Ulysse à l’encontre du terrifiant Cyclope et il ne mentait pas, car il avait en lui le sens de la politicité, de la communauté humaine qui faisait défaut à la force brutale du monstre.
La conscience est individuelle et identitaire, Elle dit « je », mais la vraie pensée est collective et dans les gestes inconscients du peintre il y a tout un savoir qui, surgi de plus profond que les stéréotypes de la culture, demeure néanmoins inséparable de toute une technè au sens fort du mot, soit d’un art de révéler, de faire voir ce qui, sans un tel agir, demeurerait invisible, dissimulé au cœur de ce qui apparaît. Le peintre en effet commence par s’aveugler, par se couper du monde ambiant en dressant face à lui une toile blanche sur laquelle et par laquelle il s’astreindra à constituer une vision singulière, supplémentaire, autre que les vues existant déjà, une vision en ce sens libérée de tout cela qui se donne à voir par avance, simplement et nécessairement. Toute peinture repose ainsi sur une abstraction tutélaire, sur une manière inaugurale de ce déprendre du monde, de s’en séparer, de s’en libérer par une prise de distance à l’égard du déjà vu et des évidences déjà formées. Le rien de la toile, son aveuglante blancheur ne montrant rien qu’elle-même, que sa pure insignifiance, n’est pas un but en soi, mais l’indispensable moyen d’un autre commencement. Ce néant de vision n’est donc pas un pur néant, car il est déjà tension vers « quelque chose », déjà désir de se surmonter, de devenir autre que lui-même, mais un autre qui ne reviendra pas se confondre avec l’être qui il y avait avant qu’il n’advienne et ne soit. Le néant artificiellement instauré par le peintre est ce qui lui permet d’animer l’être par une différence qui s’y maintient vraiment, si elle a été bien construite, bien faite. La différence, c’est comme l’amour, cela se fait !
La liberté de l’art n’est pas négative, mais pleinement positive; Elle est affirmation créatrice, originale en ceci qu’elle se sépare des formes constituées pour s’installer dans les forces constituantes et les conduire vers une direction et une expression nouvelles, proche du chaos, mais se gardant d’y sombrer par un recours à l’élémentaire. Cela se fait toujours tout juste et c’est ce sens de la justesse tout l’art si sensible de Monique Orsini, tantôt tourmentée comme si, lors de son voyage au centre de la perception, elle avait été touchée par des chaleurs volcaniques, tantôt apaisé, souverainement sereine, comme si elle faisait équipe ou bien peut-être corps avec ces quelques rares éléments qui, au sein de la nature, qui n’est pas là pour nous, peuvent nous être complices, être source de délices, de bonnes heures. Extrêmement informelle, parente d’artistes tels que Hans Hartung ou Motherwell, tels que Sam Francis ou Karl-Otto Götz, Monique Orsini affirme et impose une inéchangeable et très merveilleuse singularité. Ses élégies sont riches d’une énergie étrange qui vient, suggère-t-elle, de sa Corse natale, mais où vibre aussi quelque chose de ses lointaines origines vietnamiennes : ses œuvres en effet manifestent un sens du vide que l’on pourrait aisément qualifier d’extrême-oriental en ceci que la perte ou le dédain des références objectives et de l’espace mathématique n’exclut pas, mais tout au contraire suscite un sentiment de plénitude, de possession spirituelle comme si l’œuvre était parvenue à investir un non-lieu plus fondamental que l’espace, à habiter une transparence étrangère à l’être et qui, librement appuyée sur soi seule, se métamorphose. La région explorée par Monique Orsini est une vie sans hommes et sans dieux, une vie dont les dieux et les hommes dépendent, en secret, sans rien en savoir.
L’invisibilité de l’être
Au cœur d’un monde dominé par une barbarie communicationnelle sans précédent, Monique Orsini nous offre la possibilité de maintenir une relation avec les puissances les plus élémentaires ; sa peinture conserve un sens en deçà de l’agitation techno-télévisuelle et assume de belle manière la responsabilité éthique de l’art : rendre la vie meilleure, davantage en consonance avec la vraie noblesse, celle de l’insaisissable merveille des merveilles, qu’il y ait de l’être qui soit là, pour nous, en nous, qui soit nous-même. Nous sommes, écrivit justement Heidegger, de l’être qui est là; il voulait dire nous sommes de l’être, nous existons et la dimension première de notre existence n’est pas un savoir, n’est pas une conscience de soi mais seulement une manière que l’être a d’être simplement temporel et corporel. Cette simple et haute exigence existentielle s’affirme dans la peinture de Monique Orsini qui, avec une grande économie de moyens, réussit comme à sauter chaque fois en arrière d’elle-même; elle accomplit à chaque œuvre l’impossible pas qui la conduit en amont d’elle-même, en un lieu d’avant son existence humaine et qui, à ce titre, est aussi bien son après. Monique Orsini nous fait épouser du regard, toucher des yeux, lesquels, ne l’oublions jamais, sont de chair, une pulsation de l’être, un rythme qui nous excède et qui pourtant se trouve en nous tel le support de tout notre être, tel ce corps dans lequel nous naissons, dans lequel nous mourons et que nous habitons, notre vie durant. Tous, nous sommes dans un corps avant d’en avoir un, soit de nous en approprier une petite part tandis que toute une autre part, de loin la plus vaste, nous demeure, en nous-même, hors de portée. Toute vue a un dos, c’est-à-dire, pour s’élancer au devant, s’adosse à une dimension qui se tient et se passe en arrière, en une région rigoureusement invisible, toujours hors vue et que Monique Orsini, inlassablement, fait venir au-devant de la scène. Dans le face-à-face avec sa toile, Monique Orsini n’aspire qu’à se situer en arrière d’elle-même, qu’à s’installer dans l’invisible différence qui sépare l’invisible du visible et qui requiert pour être trahie, c’est-à-dire produite, « tirée devant » un art d’une extrême minutie : c’est en effet sans autre secours que lui-même que son art élabore une image de l’invisible, une image de cela qui se tient hors du monde des phénomènes, étranger aux apparences et qui en parvenant à s’autoconstituer, n’amène que sa poésie, que le mouvement librement engendré d’une inéchangeable singularité qui, surgissant dans le monde, s’y impose telle la trace d’un pré-univers qui vient d’avant l’abstraction des échanges. Les toiles de Monique Orsini sont des fenêtres ouvertes sur un vertige favorable. Les percées de lumières et de couleurs font route vers du chaos s’ordonnant, vers du chaos devenant une manière de cosmos. Ses œuvres confèrent un rythme toujours faste à ce qui n’est en rien de l’ordre de la forme; elles épousent, par séries, des formations qu’elles laissent s’épuiser, qu’elles cultivent jusqu’à épuisement, tel un amour qui ne meurt que de lui-même, en toute sérénité.
La danse de l’infini
Monique Orsini, résolue à l’informel, n’aime rien que la formation, que le devenir-forme, mais sitôt celle-ci advenue, c’est-à-dire presque assez formée, s’approchant assez d’un début de maturité, de risque de redondance formelle ou de confort théorisable, elle interrompt net la série entreprise et retourne au plus près possible du néant, dans les basses clartés du noir, dans les ascétiques richesses du nocturne. Les séries de Monique Orsini — tout peintre d’aujourd’hui œuvre par séries dès qu’il ne vise plus, comme à la Renaissance, la création d’un seul tableau encadrant une fois pour toutes l’éternité ; mais s’efforce de laisser agir l’infinité au coeur d’une œuvre qui s’en trouve déportée — se finissent et se scandent par du noir, par leur ressource la plus prometteuse, celle de la nuit : entre les rouges et les bruns flamboyants, du noir, entre les bleus et les blancs, entre les gris et les noirceurs, du noir encore, entre les verts romantiques, hölderliniens, terres absentes, terres perdues dans un Orient non encore orientalisé par l’Occident, du noir encore et encore, du noir revenant, du noir jamais pareil, comme enrichi par les jours qui échouèrent à l’ensevelir. Les couleurs de Monique Orsini sont inséparables d’une vibration intérieure, d’un souffle qui les soutient, les anime, les porte et les préserve de tout effondrement. Ses couleurs sont des matières quasiment sans pesanteur, des matières habitées par de l’immatériel, par l’esprit qui, comme chacun sait, n’apparaît qu’en tant qu’apparition, qu’apparaître d’un disparu toujours déjà disparu. C’est en ce sens une peinture mythique, une peinture d’un passé transcendantal, soit d’un événement qui n’a jamais eu lieu, mais qui cependant existe, plus réel que toute réalité. Il y a dans cette infime pulsation, dans ce rien qui se déjoue de lui-même, qui se phénoménalise en déroulant, une apparence de soi qui se trahit elle-même, qui se retient de jamais aboutir et qui, par là même, resplendit d’un très inhabituel éclat, tel un idiome autoconsistant, tel un fragment d’absolu…
Il ne s’agit pas, pour Monique Orsini, de représenter le monde, mais de le laisser, pour ainsi dire, s’autoprésenter, de le laisser être tel qu’il devient en l’entourant, en l’encourageant d’une .bienveillance aimante. Les Grecs savaient à cet égard combien tout dévoilement voile plus qu’il ne révèle, combien « la nature aime à se cacher », à se tenir en retrait des richesses visibles; ils savaient combien l’être est fait d’une réticente prodigalité, d’un souffle fortement imperceptible; ils savaient combien toute présence est divisée, différée, combien la pensée ne voit pas dès qu’elle voit toujours plus qu’elle ne voit. Le but de la peinture de Monique Orsini est de se limiter à ce « plus » qui n’est presque rien; il est de délaisser les fins du réel et de l’actuel pour une inactualité tutélaire proche d’instants intensément éternels qui sont comme de l’être sans étant, de l’être en tant qu’être, de l’être qui n’étant rien d’étant, se manifeste autrement, s’impose avec l’infinie légèreté d’une béance que les significations recouvrent, mais que découvre, avec une inlassable grâce, la peinture de Monique Orsini. La force de celle-ci est de ne rien enseigner, de ne rien formuler, de se maintenir à distance du sens, de demeurer au sein d’affects, dans ces beautés que Kant qualifiait d’universalités extra-conceptuelles ou de sens sans intention. Ses peintures sont des intensités qui vont et viennent et ne prennent consistance qu’en revenant vers elles-mêmes, qu’en se reprenant sans cesse elles-mêmes pour objets, autrement dit pour une absence de tout objet scintillant au coeur d’une aurore qui jamais n’a lui. Rien n’a lieu qu’une absence de lieu, qu’un appel d’air, qu’une réserve d’invisible se laissant désirer. Rien n’a lieu vraiment que l’apparaître d’un lieu où se ménage une attente n’attendant rien qu’elle-même, se suffisant de la joie d’être là, d’avoir été là et donc de l’avoir été pour toujours, telle quelle, pour les siècles et les siècles qui en s’éloignant, irréversiblement, ne pourront jamais faire qu’elle ne fût pas !
La peinture de Monique Orsini, fluide, légère, ne manque de rien; elle est liquide comme le désir, brûlante comme le feu, chaude et odorante comme les terres de l’été. Elle est profondément physique, comme si l’intellect en avait été écarté, mais comme si l’écartement se trouvait conservé, se manifestait par écart d’écarts perpétuels comme une infinité se défiant de soi et pour ce faire revenant sur soi, sans se laisser capturer par ce que Hegel nommait la « mauvaise infinité », la mathématique, celle à quoi il manque toujours quelque chose… L’infinité qui habite la peinture de Monique Orsini est au contraire pleine d’une vraie bonté; elle est porteuse de béatitude, soit de richesses métamorphiques surgissant d’un vide autosuffisant : pauvreté, donc, mais en forme d’une corne d’abondance unissant jusqu’à l’indistinction l’interrogatif et l’affirmatif ! Monique Orsini n’affirme rien; elle questionne, mais elle ne questionne rien, elle affirme l’étonnante interrogation que tout savoir rêve de résoudre, mais que nul savoir ne résoudra. Son œuvre échange centre et périphérie sans jamais gommer ce qui les distingue : elle danse autour d’un au-dedans qui résiste en lui-même et se retient de se fixer, de se coaguler, de se finir tristement dans une concrétude abstraite, séparée de la vie, telle une main tranchée dans le cours d’un combat.
L’antécédence du geste
Jour après jour, Monique Orsini revient vers la vie et en sonde l’immémorial secret; elle revient sur ce qu’il y a de définitif dans le mouvant, sur le sens de la mouvance : équilibre instable d’un fleuve qui gagne force et vitesse en son milieu, délaissant ses rives, à tout jamais… Elle est infiniment plus proche de ce qui coule que de ce qui coupe, plus à l’aise dans le désir que dans les interdictions, davantage chez elle dans l’amour que dans les lois, dans les lignes que dans les mises au point. Son oeuvre est pleine d’une aimance dont Bengt Lindström, en quelques phrases, a su souligner l’extrême attrait : « Ce qui me séduit dans l’oeuvre de Monique Orsini, c’est cette force sereine qui se dégage de la surface. Cette peinture est cosmique, les détails sont effacés et sa fluidité nous entraîne vers un voyage inconnu au langage universel. Cette peinture m’attire et je l’admire profondément. » Ce géant de la peinture, exprimant toujours avec une rare vigueur l’inexprimabilité des origines, ne s’y est pas trompé. Il a vu, du premier coup et depuis longtemps, ce qu’il y avait d’admirable dans la peinture de Monique Orsini tout comme il avait su, avant tant d’autres et tellement mieux qu’eux, saisir la beauté « monumentale et sensible » de Bram Bogart. D’ailleurs nos nombreux essais consacrés à ce grand artiste belge n’ont été en un sens que le commentaire du commentaire de Bengt Lindström: puissions-nous agir de même à l’égard de Monique Orsini qui, de manière moins baroque que Bram Bogart, construit la sensualité de son travail dans la très mince et très stricte épaisseur de la surface. À très claire distance des Jean Villeri, Zoltan Kemeny ou Bram Bogart, Monique Orsini voyage, plus en douceur, plus à pas de colombes du côté de Motherwell ou de Sam Francis, de Miotte ou de Jenkins, de Karl-Otto Götz, de Hans Hartung ou Zao Wou-ki, mais aussi, plus obliquement, du côté de l’un des plus grands artistes que la France de l’après-guerre ait donné au monde, nous voulons dire Georges Mathieu qui théorisa à quel point le geste précède la pensée, à quel point c’est du corps et d’une grande vitesse d’exécution — ne pas laisser à l’oeil le temps de reprendre barre sur la main — que peut advenir de quoi espérer en une nouvelle renaissance. C’est de la spontanéité créatrice d’une main dont l’inconscient savoir va plus vite que l’oeil que se trouve le chemin de l’avenir, les aubes qui n’ont pas encore paru et qui, sous la forme du seul véritable présent, le futur antérieur, optent pour la praxis de la vie contre les valeurs de la théorie. Les identités théoriques, nationales, régionales, locales, mondiales sont toutes transindividuelles ; elles agissent toutes comme autant de stéréotypes se pro-posant à l’adhésion, soit à la pensée de chacun comme l’acceptation dérivée d’un degré d’imperfection, façon de dire « non » au soi de soi-même pour le « oui » de l’âne aux « top models » de la transcendance. Quant à faire l’âne, autant le faire à la Giordano Bruno, autant se réclamer d’une multiplicité transcendantale plutôt que d’une Unité transcendante, autant vivre dans l’excentration de la pensée plutôt qu’au sein des mensonges figés de la connaissance, autant être que paraître, plutôt aimer qu’espérer l’être, vivre que passer sa vie à croire et craindre qu’une fois mort l’on serait encore vivant. La vertu que nous aimons est à elle-même sa propre récompense et c’est pourquoi nous aimons tant la peinture de Monique Orsini qui, sous une apparente délicatesse, dissi-mule de violentes beautés, qui s’y enveloppent comme les tornades nécessaires à la vraie culture, celle de l’énigme. Vers la fin de l’Odyssée, Athéna, sous les traits d’une femme de grande beauté vient conseiller à Ulysse de révéler son identité à Télémaque : tout le monde a vu, commente Homère, une très belle femme ; seul Ulysse a vu la déesse, car tout le monde n’a pas les yeux pour voir le divin dans la femme ou, comme on voudra, la nuit dans la clarté du jour. C’est un regard de ce genre que réclame la peinture de Monique Orsini qui, sans prétention, avec délicatesse, peut conduire jusqu’au mystère du corps, rendu à lui-même, dans une finité dépouillée de tout ornement. Oui, le geste précède la vision, et Monique Orsini me pardonnera ce salut à Georges Mathieu et cette digression généraliste, car il m’a semblé nécessaire de souligner la passion de l’impensable qui l’unit à tant d’artistes informels visant à rejoindre l’intensif sans jamais le dégrader en intentions.
Les forces du possible
Monique Orsini a l’art de se maintenir avant tout choix formaliste, l’art de faire de son utopie une imprenable forteresse : elle est d’avant les héritages et les conventions; elle a hérité du seul goût digne de considération, celui des incertitudes de la liberté, de la fugacité de l’essentiel. Proche de l’enfance, son art n’a cependant rien d’enfantin : tel Miró, tel Jean Dubuffet, elle respecte les « petites ailes » mais sait que le devenir-enfant est un problème adulte, celui de créer au coeur de la vie une flexion qui la reconduit vers elle-même. Son œuvre est de la vie cherchant la vie, de la vie visant à se ménager une temporalité qui lui convient parmi la multiplicité des temporalités possibles. Monique Orsini ne cherche pas à tout dominer, mais se contente de son étoile rapprochée, d’une différence dont la singularité ne retombe jamais dans le banal. Sans avoir l’air d’y toucher, elle introduit du temps dans l’espace et donne à de l’irréel une vulnérable, mais invincible et consistante subsistance. Elle sait se tenir, loin des anecdotes, dans une région de l’être conquise contre les illusions du présent. On sent dans ses toiles que le passé se constitue à proportion que l’avenir advient ; on sent que les superstitions sont suspendues au profit d’un silence parlant, d’un mythe délicieusement inhumain. L’œuvre de Monique Orsini n’est au vrai inoffensive qu’en apparence : il y a en elle de l’invitation à un voyage dangereux, à un cheminement vers le Soi se libérant du Soi-même. Elle avance vers la changeante puissance du défaut et nargue la crédulité des hommes, son oeuvre a un sens aigu, quasi douloureux, de l’absence de destination et ceci lui permet de menacer le tout de l’être : elle commence et recommence où nul ne va, cultive un événement qui n’a jamais eu lieu et qui perdure, arrogante pauvreté de simples sensations visuelles. Les toiles de Monique Orsini ne peuvent être que violemment aimées ou négligées par ceux qui, ne percevant pas leur propre détresse, vivent dans la tristesse des besoins. Quelques heures par jour, enfermée dans son atelier, Monique Orsini va à la rencontre des plus instables merveilles, riches de tout un avenir incontestable, d’une expérience n’appartenant à aucun présent et qui, en peinture, nous défient de toute leur ininterprétable beauté. Elles donnent de la consistance à une étrangeté vide de sens, à celui qui nous échappe, qui est néant, non-étant : l’être donc… Monique Orsini aime la nature jusqu’à pouvoir s’en abstraire et s’installer en une impavide solitude qui appartient à tout le monde et à personne. Son « je » pourrait-on dire en évoquant Maurice Blanchot, devient un « il », celui d’« il pleut » ou d’« il vente », ce « il » impersonnel qu’Ulysse a retourné contre la sauvage égoïté du Cyclope. Il y a dans la neutralité de cette peinture du hautement désirable, une ardente et têtue fragilité, manière de désenchantement proprement enchanteur, de lucidité discrète s’achevant dans l’inachevé, dans l’incaractérisable, dans la terrible cohérence d’un vent qui décentre toute chose et découvre l’abîme au-dessous des certitudes. Il y a du pur dehors au cœur de cette œuvre qui empêche toute possibilité de fermeture et qui en semblant se replier sur soi se déplie, insituable. L’altérité qui vient au jour n’est pas l’Autre d’un Je, mais un autrement modificateur, qui contraint le tout à jouer un jeu imprévu. Le dehors qui agit dans l’œuvre de Monique Orsini limite son action à lui-même à tel point qu’il arrive à l’artiste de douter que son œuvre soit sienne : une neutralité multiple s’impose à son Je consentant, s’autoécartant pour laisser surgir une énigme venue de plus profond que lui-même : sombre clarté du chaos dont l’être se mue en un simple peut-être, en un possible merveilleusement affirmé, souverainement indémontrable. Monique Orsini s’avance en tout cela qui se tient hors vue, en retrait des exorbitants prestiges et privilèges du visible; elle tend vers l’inaperçu, vers la temporalité de l’imperceptible et semble avoir le don de tout menacer sans paraître inquiéter : reste-t-il quelque chose quand rien ne reste, fors l’étrange force d’un rien se nourrissant de lui-même ? Elle se tient dans une temporalité infra-historique, comme si elle avait pris place dans l’ajointement secret, où le temps et l’espace, cessant de s’exclure réciproquement, parvenaient à s’étreindre en un mélange subtil. Son œuvre ne recueille aucune visibilité; elle en crée, elle est phénoménopoétique : c’est à partir de rien qu’elle engendre les apparences qu’elle nous propose, à partir d’un intervalle suspendu entre le passé et l’avenir, là où se trouve ruinée toute illusion d’identité. Elle laisse agir le précaire et l’anodin qui, loin d’être maintenus en marge, viennent et reviennent au coeur de l’œuvre animés de toute la puissance de l’indécidable.
La peinture de Monique Orsini vit dans le « peut-être », dans la douceur du « je ne sais pas », dans les joies subtiles de l’ailleurs, dans une sorte de récurrente crise, surmontée, disparaissante et dont on ne perçoit jamais que le pur disparaître; elle détient la grâce d’un savoir-finir avant qu’il ne soit trop tard, avant la distinction décorative… Elle maintient toujours de l’absence au milieu des présences et cultive des simulacres heureux d’être ce qu’ils sont. Il est certes facile de se fermer aux rythmes mis en œuvre par Monique Orsini, mais une fois le regard captivé, il lui devient impossible de s’en déprendre, de ne pas guetter un commencement autre, fragile esquisse d’un événement non encore advenu, mais qui hante déjà nos pensées et nos perceptions.
Avec cette œuvre, le regard n’arrive pas à se fixer; il va et vient du dedans d’une mince surface, au plus près du non-être. Il est conduit à une danse douce-amère, interminable, perpétuellement évanescente. C’est une œuvre impalpable, qui inspire et expire au gré d’un souffle anorganique : corps abstrait, séparé de lui-même, rigoureusement intotalisable… Il y a chez elle une irréductibilité rebelle, sensible, divergente, finement adjective, superbement marginale.
Elle est dotée de la subtilité magique qui permet d’entrer dans les formes sans y demeurer, de se maintenir toujours à distance douce et assurée du connu et du su. Elle frôle l’abîme qu’il faut négliger pour se croire exister : chez elle, rien de magistral, rien qui fasse loi. Elle ne veut ni ne peut nuire; elle fait œuvre d’apaisement étrange, comme s’il y avait plus en dessous de la guerre qui couve sous les paix sournoises, une paix jamais venue, que l’on espère plus, mais que l’on attend encore. Les signes qu’en délivre Monique Orsini ne prouvent rien; ils esquissent le peut-être d’un territoire permis et interdit. Elle fait voir une joie cosmique excédant toute intimité, toute subjectivité et toute considération représentative. Elle n’est certes pas parvenue d’un coup à cette sagesse élémentaire, car la vérité et la beauté ne sont pas des données mais des résultats. Il faut toujours les conquérir de haute lutte et c’est en quoi nombre d’œuvres gardent la trace d’une manière de combat spirituel, de déchirure intérieure, plus grave sans doute que ne le donne à croire le lyrisme organisé des dernières créations. Inscrire l’invisible à même une visibilité artificielle, technique est une tâche infinie, impossible, car l’invisible se reconstitue à mesure de sa conversion en visibilité. Tout à l’instar de la philosophie, la peinture est un art qui se nourrit de son impossibilité interne et dont l’exercice lucide l’apparente à une sorte de deuil, d’exil perpétuel que souligne l’usage répété du noir revenant scander, à intervalles réguliers, le processus pictural de Monique Orsini, poème infini du plus pur inachèvement. Les séries « Terres d’orage » et « L’Esprit du vent » manifestent combien chaque retour aux sources élémentaires ravive une tension non exempte de douleur. Le monde des sensations infra-identitaires ne se gagne pas sans danger et les toiles gardent toutes une trace de cette polémique originaire ; les paix retrouvées ont toutes un parfum d’avenir frappé, comme tout avenir, d’un index d’incertitude. « Si l’équilibre, ironisait Nietzsche, était le but du monde, depuis le temps que le monde est monde, il serait atteint. » L’harmonie est un rêve issu d’un réel inaccompli.
Négativement libérées de toute assignation reproductrice, les œuvres de Monique Orsini conservent cependant une relation au rapport de forces dont elles résultent, rapport qui, en venant au jour, s’atténue, mais ne disparaît pas. À la longue, l’œuvre a installé une familiarité avec l’incertitude, ciselé ce que l’on appelle un style, soit une manière reconnaissable de s’imposer au regard et de le fasciner; ne pas voir, à force, devient impossible et pourtant, si claires que fussent les évidences enfin peintes, elles gardent en elles un peu de nuit absolue, un peu de ces noirs brûlants et émouvants qui trahissent à quel point l’absence est l’unique modèle de Monique Orsini. Elle peint un quasi-rien qui limite et excède le visible, qui, saturnal, agit encore au sein de la belle lumière qui circule dans ses peintures et sans s’y incorporer parvient à les entourer d’une atmosphère désorientante.
Entre chaos et cosmos
Visé obliquement, le monde n’a pas disparu : Monique Orsini le sait bien, qui parle de Viêtnam, de Corse, de relation montagne-mer, de verts naturels et de bleus marins, de rouges terriens et de sang sacrificiel dans le sacré des corridas : elle sait que le suspens ne supprime pas le suspendu. Les plus grands des abstraits le clament ce n’est pas la même abstraction en ville ou à la campagne, dans le sentiment d’angoisse ou dans la joie plénière. Toute toile, entre le temps de l’aveuglement et celui du mouvement suspendu sur lui-même dans le cours d’un enroulement sur soi, brise la temporalité d’un avant et d’un après qui fait de l’œuvre un durable instant d’éternité entre les deux éternités dont parle Nietzsche; celle qui file vers le passé à une vitesse vertigineuse et celle qui s’élance vers l’avenir à la même vitesse ! Entre les deux, un heurt, un choc capable de décentrer l’identité, de mettre l’intellect entre parenthèses et d’ouvrir la pensée à un pur affect, à une manière autre de « voir », plus passive, plus passionnelle… L’œuvre de Monique Orsini n’induit pas à l’action, mais à un regard jouissant d’une liberté libérée des concepts et des inhibitions de la conscience. La réalité et l’identité, à savoir les grands principes institutionnels, sont suspendus par une sensation visuelle qui n’est rien d’autre que sensation d’elle-même et qui, tel un rayon de blanche étrangeté, tel un noir hésitant dans sa noirceur, transperce toute chose et nous laisse en un temps contemplatif où distinguer si ce qui se montre passe ou arrive est devenu impossible. La peinture de Monique Orsini agit comme un saut sauvage dans le temps, comme un moment de très intime joie passé dans l’inactualité du devenir, en dessous du temps, dans une couche de l’être infraconsciente. C’est une pause, une vacance de l’esprit, mais qui n’est pas, redisons-le, sans danger. On revient d’un voyage dans la peinture de Monique Orsini les yeux rougis d’avoir effleuré le chaos, d’avoir cheminé jusqu’au tout début d’un ordre non encore constitué, d’un ordre qui esquisse son avenir au plus près du chaos. On revient de ce voyage plus riche d’instabilité, comme si l’on s’était glissé entre le chaos et le cosmos, dans l’écart d’un « ni l’un, ni l’autre » : le chaotique serait brouillage, le cosmique serait fait de formes tranchées, coupantes. Monique Orsini oscille entre ces deux pôles non dialectisables, se glissant dans les délires de l’anonyme comme entre la vue et la vue se voyant : à leur lisière. Quelque part dans une attente qui n’épouse que sa liberté. Il y a en elle quelque chose de la fabuleuse et déconcertante liberté d’Irene Neal par exemple, la plus gaie des New New Painters, mais au lieu d’une coalescence en épaisseur, tout a lieu chez Monique Orsini dans une écriture de surface. Monique Orsini est chez elle en un commencement à peine commencé que déjà il touche à sa fin : elle va et vient au coeur d’un presque rien qui s’approchant du néant s’en différencie avec éclat. Ses œuvres sont des moments d’une indécidable beauté : un tout petit peu plus qu’une absence, moins qu’une présence, mais tout un monde pourtant et qui atteint parfois une grandeur mystique, naturelle, cosmique même : il y a de la terre et du vent, des montagnes et de la mer, des feuillages et des fleurs, des saveurs et des odeurs, il y a du toucher et du goût, il y a tous les sens autres que la vue et que la vue contient en exclusion interne et qui signalent, visiblement, leur invisible présence. Le défaut de visibilité fait vibrer le rideau du visible et nous montre qu’il y a de l’au-delà sans trahir cet au-delà qu’il y a. Cette peinture a une dimension symbolique au sens de Hegel, elle disjoint la forme du contenu, mais en se limitant, de manière résolue, à la seule disjonction. Autrement dit contenus et formes en deviennent indifférents, comme indistincts, souverainement négligés. C’est un art de l’avoir-lieu tel quel, de l’indéfini s’auto-occultant un peu comme cela qui reste quand on a tout abandonné de l’incarnation organisée du corps conscient et de ses multiples méprises. La peinture de Monique Orsini ne vit pas de la séparation du sujet et de l’objet, mais dans cette séparation si brutalement, si bêtement, si ordinairement dissimulée. Elle réveille ce qui d’habitude demeure estompé, inaperçu, insu. C’est une révolte bien douce, mais ne nous y trompons pas, c’en est une : il y a dans cette peinture une insoumission, comme un vouloir vivre un rien ailleurs, un rien à côté, tout à la fois ténu et cependant si riche en révélations extra-humaines. Il suffit de quasi rien, un regard tout à coup désorienté, perdu parmi le monde et l’on peut s’en aller voyager, comme au coeur de la perception, dans la pure inconnaissabilité de l’être, dans la promesse infinie d’un possible simplement possible.
Les beautés du devenir
L’œuvre de Monique Orsini séjourne avec bonheur dans l’impensable, s’émerveillant d’être sans rien savoir de l’être, sans rien affirmer que la vie tâchant de se ressaisir, de se retenir dans une singularité sans partage, dans un souffle quasiment imperceptible mais qui peut se métamorphoser en des fureurs de tempête, gagner en consistance, en importance, pour toujours néanmoins revenir, assez vite, aussi vite que possible dans les parages du noir, au plus proche de l’imperceptible, là où il n’y a pas d’être, rien que la mouvante et insaisissable légèreté du devenir. Les œuvres de Monique Orsini sont des fenêtres s’ouvrant sur une dynamique inconnue dont nous sommes parfaitement irresponsables et qui vit à mille lieues de nos catégories. Que de joie dans cette non-pensée, dans cet élan informel, dans ce goût d’une discontinuité première, d’une mythologie inhumaine, complètement « tautégorique », pourrait-on dire avec Schelling et cependant non-transcendante, car elle est bel et bien là, cette évanescence, cette immanence transcendantale d’une liberté sans cause, surgissant comme de nulle part, au milieu de la nécessité, par la grâce d’une volonté artistique, d’une artificialité naturelle et qui fait venir au jour un peu de tout ce qui se refuse à tomber sous le regard, à mourir dans un objet évaluable. L’inconnu est porté au visible, mais conservé comme inconnu, préservé de toute théorie possible. Devant l’œuvre de Monique Orsini, on est contraint à hésiter ; on touche aux délices du parfaitement indécis. Il n’y a pas de panorama; on sent qu’il y a toujours en arrière une échappée, une invisible furtivité. Ce à quoi cette peinture se rapporte ne vient jamais ou plutôt ne fait rien que venir, tel un avoir-lieu sans habitants et qui se fragmente en images singulières et plurielles. Il n’y a pas de devenir-image, mais des devenirs-images, des séries d’œuvres qui se répondent l’une à l’autre dans une langue étrangère, et souverainement inanalysable. Tout a lieu au-dehors du moi, loin des individus, au plus loin, c’est-à-dire en eux-mêmes, dans cette part d’eux-mêmes qui ne leur appartient pas, mais les déporte au contact et à l’appel des insondables et stupéfiantes beautés du monde.