Entretien

Gérard Xuriguera, critique et historien de l’art

Évoquant les sources d’inspiration de l’artiste, Matisse disait : « Nous sommes tous redevables a une sensibilité de civilisation. »
Monique Orsini n’échappe pas à l’esprit de son époque, et de ce fait participe à l’histoire de son processus esthétique, en s’inscrivant dans la grande aventure de l’abstrait.

Gérard Xuriguera. — Depuis quand peignez-vous ?
Monique Orsini. — Je me suis toujours vu en train de peindre. En fait, j’ai dessiné et peint dès mon plus jeune âge. Aussi loin que s’aventure ma mémoire, une petite poupée en papier, vers cinq ou six ans, fut ma première jubilation esthétique.

G.X. — Quel a été le moteur de votre vocation ?
M.O. — Peut-être cette émotion enfantine n’est-elle pas étrangère à mon inclination pour les arts visuels, dans la mesure où l’enfance exerce une influence déterminante dans la vie de tout artiste. Mais je n’ai pas été passive, car j’ai très tôt éprouvé la nécessité de manier le crayon, d’abord très attirée par la nature, en priorité les arbres, et par le besoin de les toucher, de les escalader. L’arbre est en moi.

G.X. — Quel rôle a tenu votre environnement familial ?
M.O. — Issue d’une famille d’enseignants, mon père sacrifiait ses loisirs à la peinture. Il se plaisait à reproduire, entre autres, des œuvres de Picasso, et insistait sur l’importance des formes anthropomorphes. Ses remarques ont favorisé entre nous une harmonieuse complicité.

G.X. — Avez-vous fréquenté l’École des beaux-arts ?
M.O. — L’idée ne s’est pas imposée. Étudiante, j’ai participé à de nombreux stages d’arts plastiques. Je ne sais si je présentais des dispositions précoces, mais les contacts permanents avec l’art, les galeries et les musées me sont rapidement devenus indispensables. Puis, j’ai enseigné les disciplines artistiques et j’ai longtemps animer des ateliers d’enfants, adossée à ma position d’autodidacte. Ainsi, c’est à partir de l’expérience acquise et du mode d’expression des enfants que j’ai conçu une pédagogie autour de l’art. Je mettais mes jeunes élèves en situation d’expérimentation en leur lâchant la bride est en corrigeant leurs dérives. C’est l’ensemble de ces suggestions et de ces avis en direction des enfants, dont ils étaient eux-mêmes à la base, qui m’ont permis d’en tirer profit en les intégrant à ma syntaxe.

G.X. — Parmi les courants picturaux, avez-vous des préférences ?
M.O. — Mes goûts sont plutôt éclectiques. Toutes les catégories picturales m’intéressent, autant pour leurs complémentarités que pour leurs opposés. Des noirs de Rembrandt aux perspectives d’Uccello, en passant par la peinture d’Outre-Atlantique, notamment Motherwell. J’aime la peinture dans laquelle il y a une certaine forme de spiritualité. L’art contemporain et parfois rester à la surface des choses. On laisse seulement parler la matière, les matériaux, il n’y a plus de lumière, plus de spiritualité, plus de poésie.

G.X. — Quel regard portez-vous sur le milieu de l’art ?
M.O. — Il n’existe pas, vous le savez, qu’un milieu de l’art. Mais quels que soient ses cloisonnements ou ses chevauchements, le milieu de l’art, dans son acceptation globale, ne me semble pas hostile, mais dur et cynique. J’ai successivement connu celui des marchands et celui des artistes, mais je me rends compte que les deux sont égocentriques. Chacun, dans son périmètre retranché, croit détenir la vérité. Le temps est sans doute impartial pour tous, mais cela reste à prouver.

G.X. — Comment vous intercalez-vous dans ces territoires inhospitaliers ?
M.O. — Nous sommes tous à la recherche de quelque chose, d’un déclic pour aller plus loin, d’une étoile insaisissable. D’où une certaine pudeur, qui m’a conduite à longtemps tenir cachés mes tâtonnements et mes échecs, tout en poursuivant la décantation de mon écriture. On ne l’ignore pas, il est terriblement malaisé de se forger un style qui vous corresponde où vous vous sentez à l’aise, a fortiori quand tout a été inventé. Ce qui prévaut, finalement, c’est de rester soi-même, de faire ce que l’on sent, en marge des modes et des tendances.

G.X. — Vous avez maintenant trouvé votre vocabulaire, pourriez-vous préciser les assises ?
M.O. — Mon vocabulaire procède probablement, en partie, de mes origines extrême-orientales, de ma filiation avec ma grand-mère annamite. Au sein de cette culture c’est le balisage de la surface et la manière de la spécifier qui dominent. Et j’ajouterai que l’essentiel, dans ces régions, n’est pas d’interpréter un phénomène, mais de le vivre.

G.X. — Quel est votre méthode de travail ?
M.O. — À l’instar des Orientaux, je travaille dans l’urgence, avec un seul outil, face a la toile vierge ou à la feuille blanche, dans un silence préservé, sans croquis préparatoire. Le choix du support est pour moi le commencement de l’acte de voir, ensuite je guette l’émergence des formes, qui bientôt se manifestent au gré du hasard du geste scripteur. Le hasard ne fait pas exception à la loi, c’est la loi qui fait exception au hasard. De la sorte, je peux parfaitement réaliser une toile en quarante-cinq minutes. Pour atteindre ce but, je m’assigne des contraintes, par exemple je te dis une peinture à l’eau qui sèche très vite, parce que je cultive la magie de l’eau. Par ce biais, je peux obtenir des effets d’aquarelle avec ma grande spatule corroder la matière. C’est le temps de séchage qui suspend ma pratique. Je ne reprends jamais une toile. L’exécution s’articule dans l’instant, sous l’impact du sentiment premier, en renvoyant à des impressions et à des affects que nous partageons.

G.X. — Quel est votre rythme de travail ?
M.O. — Je peins chaque jour à la même heure, vers 13 heures. Je pénètre dans l’atelier, je déambule, je tourne, et se produit peu à peu une montée de sève qui commande mon influx créateur. Je peins rarement plus de deux heures. Je suis incapable de dépasser cette durée parce que j’engage la totalité de mon énergie vitale. Si je prolonge, rien de gratifiant ne me traversera.

G.X. — Quel est chez vous la place de la technique ?
M.O. — Beaucoup me prêtent une excellente maîtrise technique. Or, autodidacte déclarée, je suis étonnée. J’ai tout appris en observant, mais je crois surtout à l’empreinte de l’émotion, omniprésente dans mon processus. De plus, je suis persuadée que l’on ne peint que ce que l’on est. Lorsque je les regarde, je sens que mes toiles sont le journal de ma vie, mais uniquement déchiffrables à travers le prisme de la vision.

G.X. — Sur quel facteur se fonde votre langage ?
M.O. — Je joue sur les transparences, les opacités et les contrastes lumineux, qui émanent toujours de l’intérieur de la composition. Chez moi, l’action précède la réflexion, je commence à agir, et graduellement je me métamorphose en la spectatrice de mon propre travail, et c’est au cours de l’acte pictural que je découvre d’autres solutions. Bien sûr, quand j’attaque une toile, je pense peinture, formes, couleur, espace. J’opte généralement pour une chromie restreinte, afin de ne pas m’égarer dans la fusion des coloris. J’examine, en suivant, comment je vais aborder la toile, dans quel sens, dans quel format, avant de me laisser complètement guider par une force supérieure. Depuis quelques années, il y a dans mon travail une perspective, une troisième dimension.

G.X. — Voyez-vous dans votre œuvre de la gravité, un calme fictif ou de l’allégresse ?
M.O. — Je ne sais si mon œuvre est grave ou enjouée, mais ce dont je suis sûre, c’est qu’elle me requiert impérativement, chaque jour à la même heure. La peinture est mon interlocuteur absolu. Elle m’aspire, m’absorbe et me gouverne.

G.X. — Vous connaissez-vous des tics de langage ? Travaillez-vous par cycle ?
M.O. — Je travaille par séries, c’est-à-dire par périodes. Parfois, je peine à me délester d’une structure, d’une forme ou d’une couleur récurrentes, et tant que je n’ai pas réussi à en résorber le flux sinon à les épuiser, j’en suis prisonnière.

G.X. — « Certains croient que c’est terminé, quand ce n’est pas encore commencé » disait Degas. Quand décidez-vous qu’une œuvre est achevée ?
M.O. — Je ne saurai véritablement apporter une réponse radicale à cette question, si ce n’est que quelque chose m’arrête à un moment donné. À cet égard, le rôle de l’accident est capital. Consciemment ou non, je m’appuie sur les aléas, les bifurcations, les maladresses, les enchaînements fortuits qui, soudainement, dévoilent d’autres possibles. En outre, peignant, je suis dans un état second, et il est fréquent, devant une toile terminée, que je pense ne pas en être l’auteur.

G.X. — Les voyages épaulent-t-il votre démarche ?
M.O. — Certes, les voyages enrichissent. Ils m’alimentent en images nouvelles, en lumières nouvelles, en couleurs nouvelles. Je prends peu de photos, mais je regarde attentivement autour de moi. De temps en temps, les rapports entre les formes ou les objets exercent sur moi un tel impact que je suis tentée de les piéger dans l’œil enregistreur de mon appareil, mais je ne m’inspire jamais de mes photos. Ce sont avant tout des témoignages désormais inscrits dans mon subconscient. Pourtant, de retour à l’atelier, ils provoquent une condensation dans mon esprit, et ce sont ces sensations vécues, ces paysages intérieurs qui imprègneront mon œuvre un jour ou l’autre.

G.X. — « Peindre c’est feindre », énonçait Isidore de Séville, à quoi Cézanne répondait – « Il faut faire plus vrai que le vrai. » Quelle est votre opinion ?
M.O. — Peut-être l’inventeur de la première formule que lui conférait un sens différent, tant on sait que l’art est toujours déplacé qu’il est « l’illusion de son reflet », mais pour ma part on ne feint pas quand on peint. Je crois au contraire, qu’on essaie de s’approcher au plus près de la réalité. Évidemment, envisagée littéralement, cette réalité suppose l’éternelle distinction entre abstraction et figuration, dont les frontières ne sont souvent pas très éloignées. Si la figuration est l’art de figurer, l’abstraction, qui vient du latin abstraere , extraire de, abstrait généralement sa substance de la réalité, autrement écrit, du monde qui nous contient. Tous ce que nous peignons plonge dans la réalité. La moindre trace, le moindre signe, la moindre forme, nous les avons déjà rencontrés, ou nous les croiserons un jour.

G.X. — Quelle est pour vous la fonction de l’art ?
M.O. — Si je devais définir sa fonction, j’avancerai que l’art est une méditation philosophique, mise en formes et en couleurs. Le rôle de l’artiste dans la société est principalement de nous aider à mieux vivre, en nous proposant de communier à la même source d’émotions transcendantales. Par ailleurs, à l’occasion de diverses expositions, salons ou foires, s’il m’est donné de discourir sur mon travail, je me sens investie d’un devoir pédagogique. Une sorte de distanciation peut alors s’instaurer et m’inciter à en parler sur un ton détaché. Mais ce qui me conforte, c’est l’émotion suscitée par mes travaux auprès d’un public inconnu, et le dialogue qu’ils sont à même de générer. Néanmoins, traiter par la parole ou par l’écrit de ce qui m’habite intimement ne me semble pas être du ressort de l’artiste. La peinture est un idiome autosuffisant.

G.X. — Que représente la peinture pour vous ?
M.O. — Elle m’est indispensable, au même titre que la respiration. Elle est la compagne des bons et des mauvais jours. Elle m’astreint à une discipline librement consentie, et parallèlement me stimule et m’équilibre. Cependant, non seulement je peins, mais je collectionne mes contemporains.

G.X. — Récemment, vous avez réalisé des suites en noir et blanc, étiez-vous lasse de la couleur ?
M.O. — Quand je me perds dans l’effusion des dosages colorés, j’ai besoin de me recentrer sur le noir et blanc, en rejoignant une volonté de dépouillement est d’ascèse. À chaque série colorée, succède une phase en noir et blanc. Cette alternance élargit mon registre, en établissant une clarification par resserrement de mes moyens expressifs, comme si je voulais revenir à l’essence des choses.

G.X. — En dépit de son reçu des apparences, ne décèle-t-on pas dans votre cheminement certaines équivalences ?
M.O. — Dans la foulée de Hegel, je crois que « l’art n’est pas l’imitation, mais l’équidistance entre la perception sensible et l’abstraction rationnelle », même si d’aucuns peuvent entrevoir chez moi de lointaines analogies végétales ou minérales, sachant ma dévotion aux éléments naturels. Mais bien que je ne les revendique pas, j’en assume les connotations. Toutefois elles ne sont que la trame de ma géographie intérieure, que ma grammaire pulsionnelle matérialise dans un ordre spontané de la pensée. Une pensée délivrée en termes de plaisir et de sentiments intensément éprouvés, dont la perpétuelle dynamique égrène à l’infini nos rêves et nos désirs enfouis.

G.X. — Croyez-vous à l’amitié ?
M.O. — Beaucoup, quand elle est sincère et désintéressée. Les circonstances de la vie m’a amenée à côtoyer nombre d’artistes, tel Appel, Debré, Bram Van Velde, Hartung, Kijno, Pierre et Colette Soulages, Gastaud, Janula, qui, tous, selon leurs caractères, discrets, bienveillants ou expansifs, mon prodigué des conseils amicaux, mais ce sont les Lindström, Bengt et Marie-Louise, qui m’ont le plus soutenue et poussée à montrer mon travail.

G.X. — Comment voyez-vous votre peinture ?
M.O. — On aura compris, ma peinture n’est pas descriptive. Elle est avant tout chaleureuse et optimiste, comme un hymne à la vie. En fin de compte, sous des angles pluriels, je peins continuellement le même tableau, peut-être l’âme de ma Corse natale.